Interview de G. Ringlet
 

Gabriel Ringlet est Professeur de journalisme et d'ethnologie de la presse à l'Université catholique de Louvain, en même temps que vice-recteur de cette prestigieuse institution. Très connu dans son pays par ses interventions dans les journaux et à la télévision comme par ses livres, il a acquis une notoriété internationale en publiant en 1998:  L'évangile d'un libre penseur. Dieu serait-il laïque ?. Cet ouvrage, qui obtint le prix du Syndicat des libraires de littérature religieuse pour l'année 1999, fit l'objet d'une vive controverse dans l'Eglise catholique, mais son auteur bénéficia de l'appui de l'épiscopat belge et de nombreux autres évêques. Prêtre, poète et théologien, il peut être considéré comme un pionnier de la foi de demain.

 Invité dans le cadre des « Conférences Culture et Christianisme », il parlera de l'Evangile à réinventer. Comment retrouver l'inspiration créatrice de l'Evangile sous l'amoncellement des croyances héritées du passé et érodées par le temps? Se vouloir croyant dans le monde contemporain, est-ce d'abord proclamer les perfections divines, ou est-ce s'engager pour l'homme en le considérant comme habité par Dieu? Le christianisme peut-il encore, après deux mille ans d'histoire, apporter un message original et crédible sur la condition humaine et sur Dieu? Quel pourrait être le visage d'une Eglise de Jésus-Christ dans le cadre d'une modernité qui récuse les dogmatismes et les institutions qui les véhiculent ?

Comment comprendre l'évolution de nos sociétés par rapport à la foi et à l'espérance chrétiennes ?

  Personne ne peut contester que nos contemporains se sont massivement détournés des Eglises au cours des dernières décennies, et ce mouvement de désaffection se poursuit en dépit de ce qui se dit sur "le retour du religieux". Pour rendre compte de ce phénomène, il paraît commode de dénoncer le matérialisme ambiant de la modernité, et de rejeter ainsi la faute de la déchristianisation sur l'air du temps. Mais en réalité, la distance qui se creuse entre le monde et les Eglises résulte peut-être surtout, malgré quelques beaux efforts, du fait que ces dernières n'ont pas su accompagner les femmes et les hommes du XXème siècle dans leurs recherches nouvelles.
  Les Eglises ont tendance à ne se préoccuper que des ouailles qui leur restent, alors que la parabole du bon pasteur les invite à partir à la recherche des brebis qui ont quitté le bercail. Elles continuent trop souvent à répéter des formules passées comme si elles possédaient de droit et de fait la vérité éternelle, et à produire des normes comme si l'éthique pouvait être définie une fois pour toutes, indépendamment de la vie. Pourtant, le monde est à inventer tous les jours; la vérité, l'amour, et même Dieu sont à réinventer sans cesse pour être présents dans le coeur des hommes. Si nos contemporains refusent la pensée normative des Eglises, c'est parce qu'ils ont le sentiment qu'elle les enferme dans des impasses; c'est, de façon paradoxale, parce que le sens qu'ils recherchent avec sincérité et passion pour fonder leurs existences personnelles et imaginer leur avenir, ils ne le trouvent plus assez dans les Eglises actuelles. Les hommes d'aujourd'hui ne sont pas tous des égarés qu'il faudrait ramener dans le giron des institutions traditionnelles... C'est dans leur quête de sens et leur diversité que les Eglises doivent essayer de les rejoindre, pour recevoir d'eux leur vérité, et pour leur proposer la foi et l'espérance chrétiennes.

L'Evangile est pour vous une source poétique ouverte sur l'imaginaire et un lieu de confrontation avec une actualité à la fois atroce et sublime. Comment conjuguez-vous ces deux perspectives ?

 On ne retient souvent de l'Evangile que des représentations bucoliques d'une piètre poésie, difficiles à transposer dans le présent - l'imagerie saint-sulpicienne n'est pas loin. Erodées par la routine, les paraboles ne constituent pour beaucoup de nos contemporains que des historiettes édifiantes tout juste bonnes pour le catéchisme. Mais c'est ignorer que Jésus de Nazareth a pris ses responsabilités face aux difficiles problèmes de son temps, dans une société juive divisée et dominée par le colonisateur romain. C'est ignorer que ses paraboles ont constitué de véritables défis, subversifs par rapport aux croyances religieuses, à l'ordre moral, et aux pouvoirs établis. Cela fut si vrai qu' il n'a pas tardé à le payer de sa vie, dans les conditions que l'on sait. Que dirait-il, cet homme habité par Dieu, dans le monde d'aujourd'hui? C'est assurément dans l'actualité qu'il choisirait ses références pour révéler le Dieu qui s'inscrit dans notre histoire, et pour le faire vivre au milieu de nous. Il parlerait de ce qui arrive chaque jour, dans la douleur ou la joie.
 Mais que nous enseigne donc l'actualité? On peut ne voir dans nos villes que le bitume et le béton, le fric, le sexe et la fureur. On peut ne voir dans notre histoire actuelle que l'engloutissement du monde entier dans l'aveugle et violente marée d'une mondialisation qui sacrifie les hommes à l'argent. On peut ne voir qu'une hideuse inhumanité qui nous guette partout... Tout cela existe, avec de terribles conséquences, mais l'homme qui ne voit que ça passe à côté de l'essentiel. Le regard que Jésus a posé sur le monde qui l'entourait, et que  nous sommes invités à poser à notre tour sur notre monde, est autre. C'est un regard qui découvre l'intérieur des êtres et ouvre sur Dieu, qui fait vivre les êtres et fait vivre Dieu - c'est le regard de Dieu lui-même. Quel que soit le tragique de l'existence, Dieu est présent dans chaque homme et dans l'humanité, créateur comme au premier jour en même temps que livré à jamais à sa création dans une folle passion d'amour. L'impossible habite au plus profond de nous-mêmes et de l'univers, et nous avons vocation à le découvrir et à l'incarner, à continuer la création du monde et à faire advenir Dieu sur notre terre, à enfanter et à sauver Dieu parmi les hommes. Peut-on imaginer aventure plus poétique ?

Quelles vous paraissent être les tâches les plus urgentes incombant aujourd'hui aux femmes et aux hommes qui se réclament de l'Evangile ?

 L'Evangile a constitué une extraordinaire bonne nouvelle à travers l'histoire: l'annonce d'une possible libération pour l'homme aliéné par l'homme et par les dieux qu'il se fabrique. Or force est de reconnaître que le christianisme est aujourd'hui en panne de nouvelle, et a fortiori de bonne nouvelle, alors même que notre monde est travaillé par un ardent désir de sens et de salut. Dans une telle situation, la première exigence pour les chrétiens est de s'interroger de façon radicale sur la foi et l'espérance qu'ils professent, en libres penseurs de leur temps. Ne sommes-nous que les survivants d'une religion révolue, des condamnés en sursis qui, au nom d'une certaine fidélité, essayent obstinément de sauver un héritage obsolète? C'est l'image que le christianisme donne assez couramment de lui-même dans nos sociétés, quelles que soient les apparences modernes dont il essaie ici ou là de se revêtir. Retrouver l'esprit des béatitudes, réinventer la bonne nouvelle de l'Evangile face aux problèmes et dans les langages de nos contemporains, repenser les structures ecclésiales constituent donc des tâches urgentes pour tous les croyants - et pas seulement pour les ecclésiastiques et les théologiens professionnels.
 Les Eglises et la face du monde peuvent se transfigurer quand les chrétiens sont véritablement animés par la foi, puisque Dieu lui-même se révèle alors dans la plus modeste de leurs actions. Le christianisme n'a pas manqué de femmes et d'hommes qui, ne doutant pas de Dieu, ont eu le courage de ne douter ni des autres ni d'eux-mêmes, et se sont ainsi trouvés capables d'accomplir des miracles; pourquoi cette lignée serait-elle en voie de s'éteindre? Les chemins de la vérité et les luttes pour la justice et la paix entre les hommes sont multiples et n'ont pas de fin. Ce n'est pas le lieu ici de détailler les chantiers sur lesquels les chrétiens ont à s'engager de nos jours. Ils varient d'un contexte à l'autre, mais ils ont en commun le service des hommes, et particulièrement des plus humbles parce que leur faiblesse est habitée par Dieu. La transcendance ne se dévoile et ne s'offre à la prière que là où règne l'amour.

Happées par la sécularisation, bien des Eglises se laissent tenter par des ferveurs intégristes pour ne pas se diluer dans le monde profane. Que penser de cela ?

 Toutes les forteresses édifiées sous le soleil finissent par s'écrouler un jour. La puissance des Eglises n'étant que puissance humaine, puisque notre Dieu ne s'investit que dans la faiblesse de l'amour, elle est vouée au même sort que les autres choses de ce monde. Il ne nous appartient pas de juger l'histoire et encore moins de la refaire, mais il nous appartient de réaliser aujourd'hui ce que nous commande le service de l'Evangile dans le monde tel qu'il est. Ce n'est pas au niveau de leurs stratégies politiques et de leur force sociale que se jouera l'avenir spirituel des Eglises. La chrétienté est morte, et c'est une société laïque qui lui succède, riche de beaucoup de valeurs nouvelles venues s'ajouter aux valeurs judéo-chrétiennes du passé. Pourquoi les Eglises devraient-elles combattre cette sécularisation et se garder du monde profane comme si elles pouvaient exister ailleurs? L'Evangile nous enseigne que le salut passe par la mort, et que c'est en se perdant que la vie peut se renouveler. En irait-il autrement pour les Eglises?
 C'est parce que les chrétiens manquent de foi qu'ils se crispent sur leur patrimoine historique : leurs bâtiments, leurs institutions, leurs rituels et le faste de leurs cérémonies. Les lieux de réunion, les ministères et les célébrations liturgiques sont certes nécessaires pour faire vivre les communautés chrétiennes. Mais à quoi peuvent bien servir des murs quand la foi qui a été leur raison d'être s'est exilée ailleurs? S'il est donné aux fossiles de conserver leurs apparences jusqu'à la fin des temps, c'est au prix de leur pétrification; mais les institutions qui sont au service de la vie ont vocation à se transformer selon les besoins de celle-ci. Et on ne fera pas à Dieu l'injure d'imaginer qu'il ressent le besoin d'être flatté comme les monarques des hommes, et prié comme nos despotes. Contrairement aux apparences, tout intégrisme est idolâtre et blasphématoire, attentatoire à l'infinie dignité de Dieu et des hommes, ignorante de l'étonnante immensité du mystère de l'Incarnation. L'Evangile est la bonne nouvelle toujours nouvelle, fille de Dieu parmi les hommes, forte et fragile comme l'amour, resplendissante comme la vie et humble comme la mort, libre comme un enfant au matin de la création.

Propos recueillis par Jean-Marie Kohler