D. Ringlet : "Rendre l'évangile au monde"
 

Banalisé à force d'avoir été prêché dans les sanctuaires comme une histoire sainte achevée, privé de l'esprit subversif qui l'habitait à l'origine, l'Evangile n'est plus que littérature morte pour l'immense majorité de nos contemporains. Il ne comporte plus guère d'enjeux pour eux et reste sans prise sur leurs vies. Pourtant, c'est un authentique souffle d'Evangile qui a visité la Halle au blé d'Altkirch en ce soir du 5 novembre, lors de la conférence donnée par G. Ringlet devant près de 350 auditeurs. Beaucoup de coeurs se sont réjouis en découvrant des horizons de foi et d'espérance qu'ils n'osaient ou ne savaient plus imaginer. Point de prodige à la clef, mais une parole qui était aussi simple que l'Evangile à son premier jour...

La Bible est l'ouvrage le plus édité, sa lecture est encouragée par toutes les Eglises, et son autorité est volontiers invoquée par les puissants de ce monde pour justifier ce qu'ils font. On est loin du temps où l'Eglise catholique empêchait ses fidèles d'accéder aux écrits bibliques pour éviter qu'ils en tirent des arguments contre certaines de ses doctrines ou de ses pratiques... Cependant, la lumière de l'Evangile reste sous le boisseau. Classé dans le patrimoine culturel de l'humanité, la Bible peut désormais se fréquenter comme n'importe quel monument historique : sans danger. Depuis longtemps intégré dans la culture dominante mais mal à l'aise dans la modernité, le christianisme se montre surtout préoccupé par son avenir institutionnel. Pour dire Dieu aux hommes d'aujourd'hui, il faudrait que les Eglises quittent les ghettos où la peur les retient, cessent de se soucier d'elles-mêmes, et se consacrent toutes entières à l'Evangile qui est leur unique raison d'être.

Rendre l'Evangile au monde ne consiste pas à lui transmettre un héritage qui aurait par lui-même une valeur sacrée et éternelle. L'Evangile ne peut vivre que dans l'actualité des hommes rapportée à la présence de Dieu parmi eux; il est parole divine à réinventer sans cesse. Pour cela, il faut que les chrétiens et leurs Eglises habitent ce monde et partagent avec leurs contemporains les interrogations et les responsabilités de l'humanité face à son avenir. Les possibilités et les risques inhérents à l'évolution de la communication et de la génétique constituent à cet égard des enjeux essentiels; et l'on pourrait en dire autant des multiples problèmes soulevés par une mondialisation qui, pilotée par des puissances hégémoniques, ne sert que les intérêts à court terme de catégories minoritaires. Les Eglises doivent à la fois s'interroger avec les scientifiques engagés dans les recherches les plus pointues et être présentes aux côtés des hommes qui militent pour la justice dans le quotidien.

Quel est donc, au coeur de l'Evangile, le Dieu révélé par Jésus de Nazareth ? A l'opposé des rois qui se présentent comme des dieux pour imposer leur pouvoir, le Dieu des chrétiens s'est fait homme pour se mettre au service de chaque personne et de l'humanité. Le Très-Haut s'est incarné dans le très-bas, rompant l'antique rapport entre la violence et le sacré. L'agenouillement du Galiléen au soir du jeudi saint a constitué le geste le plus fou advenu sous le soleil depuis la création : Dieu en tablier, au raz du sol, lavant les pieds des hommes pour les faire vivre comme lui, de son amour et de sa liberté. Une affaire qui s'est soldée sur un gibet... Sorti de lui-même jusqu'à dépendre de l'humanité à laquelle il s'est livré, Dieu a désormais besoin d'être protégé et secouru par les hommes. En chaque être délaissé, c'est lui qui est abandonné et qui meurt, tandis que la moindre aide apportée au plus misérable des hommes sauve Dieu lui-même.

Pour faire vivre ce Dieu dans notre monde, les chrétiens ne doivent pas craindre de se risquer sur les chemins du partage, de la beauté et de la liberté. Se liant aux plus faibles et acceptant leur propre fragilité, ils résisteront aux cynismes qui blessent l'humanité et blessent Dieu, rejoignant sans parti pris de religion les hommes de bonne volonté qui luttent pour bâtir un monde meilleur. Ils reconnaîtront que toute passion d'amour est marquée du sceau de l'absolu et se réjouiront de toute beauté qui illumine notre terre, d'où qu'elle vienne, participant ainsi à l'oeuvre divine de la création dont personne ne peut revendiquer le contrôle. Et c'est dans la liberté d'un amour qui se situe au-delà du bien et du mal qu'ils projetteront leurs existences pour vivre et manifester le bonheur d'aimer, sans culpabiliser ceux de leurs frères qui se trouvent dans le malheur de ne pas aimer. La vocation des chrétiens n'est pas de se préparer une place au ciel, mais de collaborer avec les hommes pour transfigurer la terre.

Aimer ce monde et travailler pour y incarner Dieu, telle est la gageure de l'Evangile. De terribles douleurs traversent notre temps cependant qu'il est riche d'infinies promesses. Chaque personne y est appelée à cheminer vers sa propre terre promise, et l'humanité est conviée à construire ensemble un avenir plus juste et plus heureux. Mais les chrétiens ne jouissent d'aucun monopole ni d'aucune garantie en ces domaines; rien n'est joué d'avance et il n'existe pas de recettes. Il appartient à chaque personne et à chaque communauté de croyants de trouver les chemins nouveaux pour vivre sa foi et son espérance dans l'environnement contemporain, en participant aux recherches et aux luttes qui veulent rendre le monde généreux et beau. La création littéraire et artistique constituent, à côté du politique, des lieux privilégiés où produire du sens et rencontrer autrui. Laïcs parmi les laïcs, libres penseurs parmi les libres penseurs, hommes parmi les hommes, les chrétiens partagent avec tous et avec Dieu les risques, les joies et les peines d'une humanité responsable de son destin.

 G. Ringlet a longuement revisité certains passages de l'Evangile dans leur simplicité et leur sensuelle beauté, gages de vérité, de liberté et de bonté. Prononcées avec douceur et confiance, ses paroles empruntes d'humilité et de poésie ont littéralement enchanté l'auditoire. Il s'est montré si proche de la fragilité humaine, si bienveillant pour tout ce que contient notre monde, et si libre dans ses démarches personnelles et publiques qu'il a sans doute transgressé le religieusement correct. N'aurait-il pas dû proclamer les perfections de l'ordre divin que tant d'Eglises n'ont cessé de vouloir imposer à l'univers ? Sublime subversion, il a parlé la langue des hommes qui est aussi la langue de Dieu, une langue qui unit le coeur et l'esprit, le féminin et le masculin, le profane et le transcendant, les images d'un Dieu père et mère, une langue qui réunit avec tendresse les êtres humains entre eux et avec Dieu.

Jacqueline Kohler